Notre système scolaire est en train de se transformer en une école néo-libérale, avant tout au service de l’entreprise et qui fonctionne comme une entreprise. Le projet de décret sur l’évaluation des enseignants est la dernière péripétie d’une politique de harcèlement de l’Education par de multiples réformes qui a débutée avec l’ère Sarkosy et dont il est urgent de comprendre les tenants et les aboutissants.

1. A propos de « la nouvelle école capitaliste »

A la rentrée 2011, « La Nouvelle école capitaliste » est parue aux éditions La Découverte. Cet ouvrage réalisé avec Christian Laval, Francis Vergne et Pierre Clément, dont vous trouverez les références dans le document joint à la fin de l’article, est le fruit d’un travail mené depuis

plusieurs années dans le cadre d’un chantier de recherche

de la FSU intitulé « Politique néo-libérale et Education »

et pour lequel on a collecté beaucoup d’informations

depuis au moins trois-quatre ans.

Nous ne sommes pas les premiers à parler d’Ecole

capitaliste, et le Capitalisme s’intéresse à l’Ecole depuis

longtemps. Mais il nous semble que les termes du débat

sont très différents aujourd’hui de ce qu’ils étaient par

exemple dans les années 70 : peut-être que certains ont

encore en mémoire l’ouvrage de Christian Baudelot et

Roger Establet (« L’Ecole capitaliste en France » – 1971)

qui, avec d’autres travaux dont ceux de Pierre Bourdieu

(« la reproduction » – 1970), qualifiait l’Ecole capitaliste

dans sa fonction, en présentant l’Ecole comme étant le lieu

d’une illusion, celle de diffuser des savoirs qui se

voulaient émancipateurs, alors que des logiques sociales,

notamment la proximité de la culture familiale avec la

culture scolaire, rendaient finalement service à la

reproduction sociale. Autrement dit, la critique menée par

ces sociologues insistait sur l’idée que finalement l’Ecole

était capitaliste dans le sens où, malgré ses prétentions

d’émancipation et de dispenser des savoirs gratuits à tous et

de la même manière, l’Ecole rendait des services à un

système social associé au Capitalisme de l’époque, assurant

notamment une fonction de reproduction et même de

légitimation des inégalités sociales à travers la

reconnaissance de l’idéologie du don, que Bourdieu a

beaucoup critiquée.

Il nous a semblé possible, aujourd’hui, de parler de « la

nouvelle école capitaliste » dans le sens où que le lien

entre le Capitalisme et l’Ecole était nouveau : à la fois dans

ses modes d’organisation, dans ses contenus, dans son

mode de fonctionnement, dans son esprit même, l’Ecole

d’aujourd’hui n’a jamais été aussi pressée, aussi déterminée

par les attentes de la sphère économique, par les exigences

du marché du travail et par certaines organisations

patronales.

Voici une liste – très rapide, non exhaustive et dans le

désordre – des réformes liées à l’Education depuis 5 ans :

non-renouvellement d’un fonctionnaire sur deux,

suppression des RASED, loi relative à l’autonomie des

Universités, réforme de la formation des enseignants,

apparition de nouvelles disciplines dans les concours

(comme « agir en fonctionnaire éthique et responsable »),

généralisation des systèmes d’évaluation du travail

enseignant et des chercheurs, continuité dans la politique

de rémunération et donc poursuite du lent déclassement

social des enseignants et des chercheurs, nomination d’une

DRH, ancienne de Bull et de la RATP, au Ministère de

l’Education Nationale, diffusion des livrets de compétences

en CE2 et CM2, réforme des programmes du collège, du

lycée, du primaire, encouragement de la

professionnalisation des formations de l’enseignement

supérieur, assouplissement de la carte scolaire…

Rien qu’à relire rétrospectivement ce qu’on pourrait appeler

le bilan du Sarkozysme en Education, on est frappé par

l’accélération et le caractère un peu forcené des réformes

qui ont touché l’Education à tous ses niveaux et dans tous

les sens, ce qui fait penser d’une certaine manière au

principe que s’était donné A. Seillière quand il était à la

tête du MEDEF : « il faut harceler la société française de

réformes ».

On a l’impression que les gouvernements successifs de

Sarkozy ont essayé de harceler l’Education et l’Ecole par

des réformes, et face à ce harcèlement, il est difficile

d’essayer de comprendre ce qui se passe : pour le dire

autrement, très souvent on est pris par un dossier, et on n’a

pas le temps de l’étudier et de se mobiliser pour ou contre,

que déjà on est passé à autre chose…

Il y a effectivement un effet extrêmement puissant de

harcèlement, qui demande un peu de recul pour essayer de

comprendre ce qui se joue pour l’Ecole
, au-delà du

Sarkozysme, même s’il y a quelque chose qui tient

particulièrement à ces derniers gouvernements et à la

personnalité même de Sarkozy, et à son mépris pour la

culture dispensée par les enseignants, dont témoigne

l’épisode de « la Princesse de Clèves ».

Au-delà du harcèlement de l’Ecole par cette multiplication

des réformes et d’un réel mépris qui s’est exprimé à

plusieurs reprises, tout ce qui se passe depuis cinq années

peut et doit être inscrit dans un mouvement beaucoup plus

large et beaucoup plus long, qui marque son basculement

dans ce qu’on appelle « un nouvel âge de l’Ecole » avec la

constitution d’une Ecole néo-libérale qui tend à

s’ordonner aux exigences du Capitalisme contemporain.

Ce que nous nous sommes attachés à faire, ce n’est pas de

décrire l’école telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, mais ce

qui nous a paru important, c’est d’essayer de comprendre la

raison générale qui préside à ces réformes. Quand nous

disons que se constitue aujourd’hui une nouvelle Ecole

capitaliste, nous ne sommes pas en train de dire que tous

les instituteurs, les enseignants du secondaire, les

enseignants-chercheurs du supérieur… ne sont que des

agents de la reproduction sociale capitaliste : ce que nous

disons, c’est que l’ensemble des réformes, l’esprit qui dans

lequel elles sont faites, correspondent à un projet précis

que nous avons essayé de décrire dans notre ouvrage.

Nous avons aussi voulu rompre avec le fait que depuis une

quinzaine-vingtaine d’années l’analyse par des sociologues

ou des économistes de l’Ecole est de plus en plus pointue,

et qu’elle prend de plus en plus pour étude des objets

extrêmement circonscrits : il y a eu tout un tas de travaux

sur la question de l’Ecole, sur les effets établissements, sur

les effets profs, etc… comme si finalement les problèmes

que pouvaient rencontrer l’Ecole étaient des problèmes de

l’Ecole. Or précisément, il nous a semblé important de

revenir à une posture classique, celle de la sociologie

critique des années 70, ou même celle du fondateur de la

sociologie française, Emile Durkheim, qui est d’une

certaine manière le premier sociologue de l’Education, et

qui considérait qu’il ne pouvait pas y avoir de sociologie de

l’Ecole sans sociologie générale : nous avons essayé de

comprendre les évolutions de l’Ecole et ce qu’on voulait

en faire en fonction des tendances de l’économie et de la

société contemporaine.

2. Marchandisation des services publics :

l’Etat au service des entreprises



D’abord, il faut comprendre que ce qui se passe à l’école,

les réformes qui se mettent en oeuvre, ne correspondent pas

à ce qu’on a pu, dans un premier temps, lire comme un

phénomène de marchandisation, au sens où on entendrait

qu’il y a un phénomène de privatisation de l’école ou de

l’éducation. Une première objection serait l’évolution des

budgets de l’éducation nationale : même si effectivement

on peut tous s’en plaindre, en même temps les budgets sont

là, conséquents, et on n’assiste pas à une vente ou une

privatisation – au sens strict du terme – des écoles ou des

établissements scolaires, ni des institutions de recherche.

Ce qui est nouveau, c’est que cette marchandisation est

organisée par l’Etat : il ne s’agit pas d’organiser un retrait

ou un désengagement de l’Etat, mais d’une certaine

manière, et c’est le propre de politiques néo-libérales, l’Etat

prend en charge la transformation de ces institutions

publiques et les transforme sur le modèle de l’entreprise.


Le modèle de l’entreprise, le principe de la concurrence,

n’est pas laissé au marché ni au laisser-faire, mais au

contraire est confié à l’Etat à travers des politiques mises

en oeuvre par des décrets et des lois, qui ne cessent de se

multiplier en matière scolaire, y compris d’ailleurs pour

organiser la concurrence entre les établissements…

Ce à quoi nous assistons, ce n’est pas un phénomène de

désengagement de l’Etat ni un retour à Smith ou un retour

au marché : dans l’Education mais plus généralement dans

l’ensemble des institutions publiques, nous assistons à la

transformation de l’Etat qui devient entrepreneur au

service des entreprises
: c’est le point crucial qui permet

de comprendre la recomposition de l’Etat lui-même et qui

ne touche pas d’ailleurs seulement l’Education.

Au fond, ce qui se passe depuis une vingtaine d’années,

c’est le fait que l’Etat a accepté l’idée qu’on ne pourra sortir

de la crise qu’en fabriquant une mondialisation basée sur

le principe de la concurrence, et que finalement il y aura

un jeu gagnant-gagnant dans l’ensemble des échanges

internationaux. Et donc, à partir de ce moment-là, l’Etat se

donne pour objectif de se mettre au service des

entreprises : il essaie de comprendre comment, avec ses

institutions publiques, il peut être utile à la compétitivité

des entreprises françaises au niveau international.

Ce qui arrive à l’Education, c’est ce qui arrive aussi aux

services de santé, à la Justice… : l’Etat considère qu’il y a

tout un tas de secteurs, des institutions, mais aussi du droit,

des fiscalités, des territoires, qu’il s’agit d’aménager pour

qu’ils puissent être le support d’une activité économique

dans un contexte de concurrence internationale.

Je voudrais juste citer un extrait de la lettre de mission que

N. Sarkozy a rédigée pour X. Darcos en juillet 2007 :

« Les classements internationaux des différents systèmes

éducatifs montrent pour leur part que notre école ne tire

pas assez les conséquences de la bataille mondiale de

l’intelligence sur le niveau de formation requis des élèves

et sur les qualités intellectuelles qu’il convient de

développer chez eux pour répondre aux attentes du

monde professionnel.
»

Finalement, la question qui est posée, c’est très précisément

de savoir qu’est-ce qu’on fait de l’école pour qu’elle

puisse être utile au monde de l’entreprise ?

Pour le dire autrement, ce à quoi nous assistons, quand

nous parlons de l’Ecole, doit être remis dans un contexte

plus général où finalement le social lui-même est

requalifié, et si par inertie sémantique on continue de

parler de politique sociale quand on parle de Santé, de

Justice, ou d’Ecole, finalement il vaudrait mieux parler

d’une politique de maximisation de l’utilité des

populations : au fond, ce que se donne pour objectif l’Etat

néo-libéral, cet Etat entrepreneur au service des

entreprises, c’est d’essayer de savoir comment on peut créer

le meilleur environnement possible pour l’activité

économique dans une compétition internationale, dans une

mondialisation qui doit respecter un critère absolu qui est

celui de la concurrence.

Le grand cadrage général de cette recomposition de l’Etat

s’appuie sur deux textes absolument fondamentaux, la

LOLF (Loi Organique sur les Lois de Finance – 2001) et

la RGPP (Révision Générale des Politiques Publiques –

2007), qui chacun à leur tour introduisent la culture du

résultat dans les Services Publics.

En gros, la LOLF organise le financements des institutions

publiques avec pour objectif que chacune affiche des

résultats d’efficacité, se donne des objectifs, et qu’elle

puisse les dépasser. Evidemment, l’Education Nationale

n’échappe pas à cette logique générale qui est d’introduire

dans l’ensemble des Services Publics la culture du résultat.

Toute une littérature, qui ne touche pas seulement à l’école,

mais qui évidemment s’y applique aussi, détaille ces

nouvelles formes d’organisation des institutions publiques :

avec le « management par la performance », ce qui va se

mettre en place, ce sont des dispositifs qui vont permettre

de contrôler les comportements des agents publics, en leur

fixant de plus en plus précisément des objectifs plus ou

moins chiffrés.

3. Le statut de la connaissance

dans le capitalisme contemporain

Depuis que l’économie politique existe, les économistes

essaient de comprendre un phénomène qu’on appelle la

croissance économique, c’est-à-dire le fait qu’on produise

de plus en plus de richesses d’une année sur l’autre. Et ils

ont l’habitude d’expliquer la production de richesses par

deux facteurs essentiels : le travail que les individus, les

salariés offrent/consacrent à une entreprise, et puis le

capital, les machines. Dans les années 50-60, on a essayé

d’expliquer la croissance économique à travers ces deux

facteurs-là, et on s’est rendu compte que cela ne suffisait

pas, notamment pour la période des « trente glorieuses »,

alors on s’est dit que le progrès technique/la connaissance

était un facteur de croissance économique.

On a donc de plus en plus perçu la connaissance et les

savoirs – ce que les économistes appellent le « capital

humain », c’est-à-dire le niveau de qualification des

individus – comme étant des facteurs essentiels de la

croissance contemporaine. A partir de là, vous comprenez

bien que si la grande bataille économique c’est

effectivement la croissance, la production de richesses, et

si on arrive à démontrer qu’effectivement la connaissance,

les savoirs, les niveaux de qualification ont un impact

déterminant sur la croissance des pays, cela doit faire

l’objet de l’attention d’une politique publique très fine.

Sur le plan de la recherche, on est passé d’un ancien régime

de la connaissance considérée comme une science ouverte

où la science et la connaissance sont un bien commun,

quelque chose qui doit se partager, se diffuserr, se publier

le plus rapidement possible, à un modèle de science

enclose, à l’image du mouvement des enclosures au

Royaume-Uni au XVIIIème siècle, où on essaie de faire en

sorte que les connaissances et le savoir deviennent

l’enjeu de droits de propriété : ce sont les nouveaux et

importants dépôts de brevets, le fait que ce qui est produit

par les Universités , les Centres de Recherche, devient de

plus en plus un enjeu marchand, où il faut absolument

s’assurer des droits de propriété sur la connaissance.

4. Le nouveau lien entre Education et Capitalisme

Ce lien se décline dans l’organisation même du système

éducatif : aujourd’hui les exigences du marché du travail et

de l’économie se déclinent non seulement dans

l’organisation des écoles mais y compris dans la définition

des contenus à enseigner.
L’idée que les établissements

scolaires et l’ensemble du système éducatif doivent se

rapprocher du monde de l’entreprise passe par différents

canaux : d’abord on a la professionnalisation des

formations
, le fait, notamment dans le supérieur mais pas

seulement, qu’il y ait une pression extrêmement forte pour

que l’on décline des formations universitaires avec un

objectif de professionnalisation extrêmement poussé,

parfois jusqu’à l’absurde…

Dans le même temps, l’entreprise se redéfinit comme

une « organisation apprenante » : on promeut l’idée que

finalement on peut apprendre partout, que ce n’est pas

forcément le monopole de l’Ecole – au sens large du terme

– et que l’Entreprise est un lieu privilégié d’apprentissage.


On peut donc organiser le va-et-vient permanent, avec la

promotion des stages et des formations en alternance, et

organiser un rapprochement entre l’Ecole et les entreprises,

qui ne sont pas seulement des lieux de production et

d’exploitation – au sens marxiste du terme – mais qui sont

présentées comme des lieux relativement neutres

socialement et qui sont le support d’apprentissages, où on

peut continuer d’apprendre à apprendre…

Dans ce rapprochement de l’Ecole et du monde de

l’entreprise, il y a un enjeu très fort : depuis très longtemps,

les lobbies professionnels entendent casser la logique de

la reconnaissance des qualifications telle qu’elle se faisait

dans les conventions collectives habituellement.
Le

principe est le suivant : les entreprises considèrent que

finalement les modes de reconnaissance et la fixation des

niveaux de salaires à travers les grilles de conventions

collectives sont trop contraignants, et ils avancent

l’argument que finalement, quand ils embauchent et

mettent en oeuvre le travail de quelqu’un, ce n’est pas

seulement un niveau de qualification qui a été certifié par

un enseignement préalable, mais c’est aussi tout un tas de

qualités qui sont personnelles ; on rémunère du savoir – ce

qui est classique – mais aussi des savoir-faire et même des

savoir-être. Cela fait très longtemps que les lobbies

professionnels mais pas seulement (c’est tout le travail de

l’OCDE ou de la commission européenne) travaillent sur le

fait que ce qu’il faut promouvoir, ce n’est pas tant les

niveaux de qualification tels qu’on était habitué à les

définir, que des logiques de compétences, qui doivent

justement permettre à chacun d’avoir un parcours

individualisé, parce qu’évidemment on n’a jamais les

mêmes compétences, y compris à niveau de qualification

égal, et que finalement on demande à l’Ecole, à tous les

niveaux, de permettre à chaque individu de construire son

propre parcours professionnel et son propre projet

professionnel, à travers l’acquisition de compétences.

Cette logique de compétences, pour le MEDEF, elle a trois

objectifs importants :

- élargir la base de l’évaluation des salariés, ce n’est

plus seulement des qualifications ou des savoirs mais

des savoir-être ou des savoir-faire, donc on voit bien

une individualisation des modes de rémunération ;

- augmenter l’implication subjective du salarié et sa

mobilisation personnelle dans les tâches qu’il doit

accomplir, notamment dans le cadre d’une obligation

de résultats ;

- redéfinir l’employabilité, chaque salarié en

devenant lui-même responsable. Il s’agit pour chacun

de se constituer un parcours scolaire qui soit

suffisamment logique avec un projet professionnel, et

on pourra toujours expliquer la situation d’un individu

au chômage, non pas par le fait qu’il existe un chômage

de masse ou des déficiences sur le marché du travail,

mais par le fait qu’il a un défaut d’employabilité (pas le

bon stage, pas les bonnes compétences, etc…).

Tout cela s’insinue progressivement dans divers dispositifs,

et les livrets de compétences, les redéfinitions des

programmes…. traduisent cette réorientation de l’Ecole.

5. Concurrence scolaire et reproduction sociale

Il y a une tendance, très nette aujourd’hui, de mise en

concurrence de l’ensemble des établissements du système

scolaire, ce qui a pour effet de renforcer les logiques de

reproduction sociale, et ce d’autant plus – ce qui est

nouveau par rapport aux années 70 – que le capital

économique des familles devient un élément de plus en

plus déterminant dans la réussite et la destinée scolaire

des individus.

Cette mise en concurrence des établissements scolaires

repose sur l’hypothèse de base que la concurrence

renforcerait l’efficacité de tout établissement et en

l’occurrence pour tout établissement scolaire, cela aurait

des effets positifs sur la différenciation pédagogique :

d’une certaine manière, si on met en concurrence des

établissements, chacun d’eux va avoir des projets

spécifiques et donc va se trouver une plus-value ou une

action spécifique sur lesquelles il aura une certaine

excellence, et il va pouvoir se distinguer de l’ensemble.

Des premiers travaux ont déjà paru sur cette question et on

se rend compte que tout ce qui vise à mettre en

concurrence les établissements scolaires, et principalement

l’assouplissement de la carte scolaire – on n’en est pas

encore à sa disparition même si elle est souhaitée – a un

effet néfaste sur l’ensemble du système.

Une étude absolument passionnantee (qui n’a pas beaucoup

plu au Ministère de l’Education Nationale car elle invalide

les orientations prises actuellement), dirigée par Choukri

Ben Ayed (qui avec son équipe ont raisonné à l’échelle du

département) montre que les départements où il y avait la

plus grande différenciation entre « bons » et « mauvais »

établissements avait tendance à faire diminuer les

résultats scolaire de l’ensemble des élèves du

département, y compris dans les établissements bien cotés

ou bien renommés.

Un autre élément important, c’est la transformation de la

logique de reproduction sociale. La sociologie critique

des années 70, et notamment les travaux de Pierre

Bourdieu, insistaient sur une dimension importante, que

l’on peut résumer ainsi : selon lui, la reproduction se faisait

en fonction du capital culturel, du niveau de qualification

et de diplôme des parents (un enfant d’ouvrier avait

beaucoup plus de chances de sortir de l’école ouvrier qu’un

enfant d’ingénieur…).

Ce que l’on note aujourd’hui et qui est nouveau, c’est que

si le niveau de qualification des parents a toujours un

impact sur la destinée scolaire des enfants, il est redoublé

par d’autres éléments et précisément par la mise en

concurrence des établissements entre eux.
Ce qu’on voit se

mette en place, c’est une ségrégation sociale et ethnique

de plus en plus poussée et de plus en plus organisée, qui

fait que finalement il n’y a plus seulement une reproduction

sociale ou des inégalités qui apparaissent à l’intérieur de

l’Ecole (en fonction des choix des filières ou des choix

d’options, etc…) mais entre les écoles elles-mêmes, qui

deviennent de plus en plus des écoles de riches et des

écoles de pauvres. Sur la région parisienne, c’est tout-à-fait

criant : l’établissement qui correspond à la carte scolaire

(ou ce qui en reste) est un argument de vente pour les

agents immobiliers, il y a des stratégies de placement

scolaire des parents – qui se comprennent dans certains cas

– qui poussent à des choix d’habitation ou de ville, mais

tout ça se fait sur un seul critère, la capacité économique

des ménages.

Le système qui se met en place est plus capitaliste encore

que ce que pouvait observer Bourdieu dans les années 70


en ce sens que le poids de la richesse proprement dite, du

capital économique des familles, devient de plus en plus

important, aussi parce que l’accompagnement scolaire, les

dépenses en terme de soutien scolaire explosent en

France d’autant plus fortement que c’est le seul pays en

Europe qui aide/promeut fiscalement l’ensemble des

dépenses de soutien scolaire (puisqu’une partie de ces

dépenses sont défiscalisées), le marché du soutien scolaire

en France représentant à peu près deux milliards d’euros.

6. Comment les économistes pensent l’Ecole

On assiste aujourd’hui à la généralisation de l’idée de

capital humain, qui est typiquement une analyse

économique voire étroitement économiciste : pour dire les

choses simplement, dès les années 1920, des statisticiens

se sont amusés à essayer de savoir comment on pouvait

mesurer la valeur d’un individu d’un point de vue purement

économique, et puis progressivement se sont développées

des analyses de la croissance où l’on a mis en évidence que

toute la croissance économique ne s’expliquaient pas par

les facteurs traditionnels qu’étaient le travail et le capital, et

que donc il fallait intégrer le capital humain, c’est-à-dire le

niveau de qualification des individus.

Et puis il y a eu un moment très important dans cette

littérature, avec l’ouvrage de Gary Becker (Human

Capital – 1964) qui renverse le raisonnement et déplace la

question. Il ne s’agit plus de savoir quel est l’impact de

l’élévation du niveau général de qualification d’une

population sur les performances économiques d’un pays,

mais il pose la question du rendement économique de

l’investissement individuel dans la formation et la ramène

à une question purement privée : « est-ce que ça vaut le

coup ou pas que je fasse des études ? »

Un économiste raisonne souvent ainsi : il prend une

institution – n’importe laquelle – qui pour lui est une boîte

noire, et il essaie de regarder ce qui en sort.

Prenons la boîte noire « Université » : ce qui sort de

l’Université, ce sont des jeunes diplômés. Donc on a

fabriqué de la formation, du capital humain, des niveaux de

qualification, et si on se pose la question de savoir

comment qualifier le bénéfice de cette production de

capital humain, on arrive à une conclusion simple :

le bénéfice de cette formation de capital humain est

purement privé. Je veux dire par là que celui qui a eu le

diplôme ne partage pas son salaire avec celui qui ne l’a pas

eu, mais il va sur le marché du travail et il gagne plus que

les autres, et le bénéfice de son diplôme est bien privé

puisque c’est lui qui reçoit ce salaire et pas ses camarades…

Alors le problème qui se pose, c’est que si on arrive à

imposer l’idée – parce qu’on en est bien là – que

l’Université, et l’Ecole en général, ne sont pas des

institutions qui dispensent des savoirs à l’ensemble des

individus de manière suffisamment égale pour que ça soit

bénéfique pour tous
(peut-être que nous profitons tous de

la qualification de notre médecin, ou de celle des

ingénieurs, ou même des qualifications plus modestes…),

si on arrive à imposer l’idée qu’il faut percevoir l’ensemble

du système éducatif comme un ensemble d’établissements,

de petites entreprises, qui ne visent qu’à former du capital

humain et que ces niveaux de qualification n’ont d’usage

que privé, alors on arrive à la grande question : « comment

peut-on maintenir et justifier un financement public ? » ou

encore « pourquoi financerait-on avec des fonds publics

des établissements qui n’ont pas d’autre bénéfice que


privé ? »

Pour terminer par un exemple récent, Terra Nova (think

tank proche du parti socialiste) a publié à la rentrée un

rapport proposant d’augmenter de façon conséquente les

droits d’inscription à l’université « par justice sociale »,

parce que – je vais très vite – tout le monde paie des

impôts mais il n’y a que les enfants de bourgeois qui vont

décrocher des diplômes à Bac+3 +4 +5, donc finalement ce

sont les pauvres qui paient les études des riches !

Ce qui est frappant, dans cette espèce de main-stream de la

pensée néo-libérale, c’est la manière dont progressivement

les catégories à travers lesquelles on pense les questions

éducatives sont de plus en plus des catégories

d’économistes, pas de tous les économistes mais d’un

courant particulier qui est celui des économistes les plus

libéraux depuis 40 ans…